SOURCES SONORES À voix nue, émission du 08/01/2013, « Antoinette Fouque (2/5) : Le MLF », émission de radio. Production : Sandrine Treiner, réalisation : Anne-Pascale Desvignes, entretien : Virgine Bloch-Lainé, France Culture. Aude Gogny-Goubert pour Ina Officiel, mise en ligne le 20/06/2019, « Le MLF | ViragIna avec Aude GG | Lauréat InaLab », vidéo, YouTube. Variances, 20/08/1971, « Ce que veut le MLF », interview d’Anne Zelensky, Emmanuèle de Lesseps et Claude Hennequin, ORTF SOURCES ÉCRITES Bibia Pavard, 12/2004, « Femmes, politique et culture : les premières années des éditions Des Femmes (1972-1976) », extrait du Bulletin Archives du féminisme, n° 8. Antoinette Fouque, 1991 (mise à jour : 2014), « Les éditions des femmes », extrait du site internet des éditions des femmes, onglet « Historique ». Antoinette Fouque, 1995, « Il y a deux sexes ». Essais de féminologie, Gallimard, Paris. Linda Nochlin, 1993, « Why Have There Been No Great Women Artists? » (Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes?), revue ARTnews ARTICLES Antoinette Fouque, 1974, conférence de presse pour le lancement officiel des éditions Des Femmes au Lutécia. Citée par La Quinzaine Littéraire Virginie Cresci, publié le 20/03/2016, « « Des femmes », ces irréductibles qui luttent contre la dictature du phallus », bibliobs, nouvelobs.com, mis à jour le 31/10/2017 Tribune « L’héritage féministe détourné », signée par « Des femmes du Mouvement de libération des femmes (non déposé, ni « co-fondé ») », publié le 07/10/2008, libération.fr Laure Daussy, publié le 09/10/2008, « MLF : « Antoinette Fouque a un petit côté sectaire » », entretien avec Michelle Perrot pour lefigaro.fr
Juliette, Rimes féminines, in Rimes féminines, 1996, Polydor Brigitte Fontaine, J'suis décadente (la concierge gamberge), in 13 Chansons décadentes et fantasmagoriques, 1966, Jacques Canetti Juliette, À voix basse, in Bijoux et babioles, 2008, Polydor Janelle Monae, Django Jane, in Dirty Computer, 2018, Wondaland/Bad Boy/Atlantic Les P'tits Yeux, La Parisienne, in Les Temps Heureux, 2008, La Belle Escapade
Antoinette Fouque au micro de Virginie Bloch-Lainé, « À voix nue », France Culture, 2013.
Antoinette Fouque est penseuse, femme politique et psychanalyste. Elle est une des membres historiques du Mouvement de Libération des Femmes, le MLF. Et c’est elle qui est à l’origine des éditions des femmes en 1973.
Je voulais commencer mon exploration du paysage éditorial militant français en étudiant l’exemple d’une structure qui aurait plusieurs décennies d’existence, une « vraie » maison d’édition qui s’intègre dans les institutions d’édition, de publication et de diffusion. Pour retracer l’histoire des éditions Des Femmes, on va commencer par revenir plus de cinquante ans en arrière.
Dans le sillage de mai 68 se forment plusieurs groupes de femmes. Tout en partageant les idéaux libertaires et révolutionnaires du mouvement, elles critiquent sa misogynie, et le manque total de discernement collectif quant à la question du genre.
Extraits d'archives de l'INA
C’est par convention qu’on considère cette action comme le moment fondateur du MLF, mais ça fait débat au sein du mouvement, on y reviendra. Le Mouvement des Libération des Femmes est un mouvement non-mixte, c’est-à-dire qu’il est ouvert aux femmes et pas aux hommes.
Attention dans l’extrait suivant, mention de viol et d’inceste.
Il est important de noter que le MLF, ce n’est pas un groupe organisé, hiérarchisé et structuré. C’est en fait le nom générique sous lequel se regroupent plusieurs mouvances, plusieurs pensées, plusieurs féminismes. Car les militantismes féministes sont et ont toujours été multiples et pluriels et même contradictoires – et ça aussi, on aura l’occasion d’y revenir.
Parmi toutes ces tendances, on trouve celle d’Antoinette Fouque. Elle s’appelle « Psychanalyse et politique » mais quand on est cool on dit « psychépol ». C’est avec ces camarades que Fouque fonde en 1973 les éditions des femmes.
Voilà ce qu’elle écrit à leur propos dans un texte de présentation que l’on trouve toujours sur leur site internet :
Le but, c’est d’abord de pallier à l’invisibilisation quasi-totale de l’écriture des femmes dans les circuits éditoriaux à ce moment-là. Pour Fouque c’est un projet en positif ; je dis positif comme pour une batterie dont le pôle « moins » serait les luttes « contre », le combat que mènent les féministes de l’époque. La pile électrique des luttes féministes aurait besoin d’un pôle « contre » le patriarcat et d’un pôle « pour » l’égalité. Bien qu’elle réfute l’existence d’une écriture féminine naturelle, Fouque infuse le projet de sa pensée de psychanalyste, qui considère les femmes comme êtres procréateurs. C’est un peu réducteur, mais je développe un peu plus tard dans l’épisode – c’est une prolepse.
En créant les éditions des femmes, les vingt-et-une sociétaires de l’époque veulent donner un espace de visibilité aux écrits des femmes. Notre paysage culturel est peuplé pour son immense majorité d’hommes, blancs, hétérosexuels, cisgenres. En 2020 l’on se félicite encore de trouver plus d’une (une seule) femme dans les programmes scolaires de philosophie ou de littérature – pour ne parler que de ce biais-ci. Ne cherchez pas à me citer des contre-exemples, c’est inutile ; d’abord généralement je les connais ; ensuite, le simple besoin de nommer pour me contredire prouve que j’ai raison : a-t-on besoin de citer nommément les hommes, pour savoir qu’ils existent, partout, tout le temps ? Dans les années 1970, les éditions des femmes font partie des rares éditions féminines et féministes. Notez qu’elles ne sont même pas non-mixtes, elles éditent aussi quelques hommes ; d’ailleurs, le site prend la peine de mentionner « auteurs » à côté d’« autrices » quand, au hasard, Gallimard se contente du masculin. (J’espère que le sujet du genre dans la grammaire, l’écriture et la langue vous intéresse, puisqu’on en reparlera dans un prochain épisode).
Il s’agit de visibiliser l’apport passé et présent des femmes à la littérature et à la pensée, il s’agit de prendre acte que les femmes écrivent et de porter ce contenu au monde. Fouque, psychanalyste, parle même d’aider les femmes à accoucher de leur texte-fille. Dans le même temps, il s’agit de parler des femmes, de considérer leur existence à part entière, non plus seulement comme une variation de l’homme, ou une forme de vie inférieure ne méritant pas le temps et l’énergie de la pensée.
En 2020, le catalogue des éditions Des Femmes regroupe des centaines de titres classés dans une quinzaine de collections, allant de la fiction à la psychanalyse, de la correspondance à la poésie, du livre jeunesse au manifeste traduit.
Ici, ce que j’entends quand je parle des pratiques de l’édition ne se limite pas à l’acte d’impression. Éditer, c’est donner à une contenu une forme diffusable, et par cela le rendre disponible, public. Mais la chaîne éditoriale part de l’auteurice et va jusqu’à lae lecteurice. Après avoir rendu public, il faut rendre accessible, car les deux ne sont pas synonymes.
Il y aura aussi une librairie des Femmes à Marseille et une à Lyon. En 1981, dans le même espace que la librairie, ouvre la Galerie des Femmes, qui expose des artistes femmes. Voilà pour la diffusion.
Voilà pour l’accessibilité.
Au sein de la maison d’édition, des femmes occupent tous les postes, tous les rôles, tous les niveaux d’action et de pensée : direction, diffusion, économie, communication, édition, écriture, pensée, sujet. C’est une forme d’indépendance, voire d’autarcie relative en marge des systèmes patriarcaux. Fouque dit en 1974 dans une conférence de presse :
Car le monde de l’édition est patriarcal dans son fondement même. Je ne dis pas là qu’éditer est un geste par nature misogyne, bien sûr. Mais comme le reste, il a été fondé, il s’est construit, il se développe, il vit dans un monde patriarcal et non en dehors de lui. Tous ses niveaux sont occupés en majorité par des hommes, c’est à dire, selon le féminisme matérialiste, par des dominants. Le féminisme matérialiste est un des courants de pensée qui se développe au moment du MLF, comme celui de Psychépol. S’y rattachent des penseuses comme Delphy, Guillaumin ou Wittig. Il pense les genres comme des classes sociales entre lesquelles s’établissent des rapports de force. Il ne s’agit pas alors de considérer chaque homme en tant qu’individu, mais de prendre en compte leur appartenance au groupe social dominant. Celui-ci a pour intérêt principal le maintien de ses privilèges, puisque c’est par eux que les hommes ont accès à ces positions qu’ils entendent bien garder. La présence parcellaire de membres de groupes dominés est un symptôme bien plus qu’un contre-exemple.
J’ouvre une rapide parenthèse pour poursuivre sur cette idée. Cela part du concept de « token », jeton en français, mais va plus loin que cela. Non seulement cette idée du « token », ce contre-exemple, permet à l’institution de se dédouaner (la version officielle du « je ne peux pas être sexiste puisque j'en ai épousé une »). Mais en plus, le contre-exemple entend effacer le caractère systémique de la discrimination et remettre la faute, soit sur l’inter-individualité (« des individu·es agissent de façon discriminante, ce sont des cas isolés et des personnes moralement répréhensibles »), soit même sur l’opprimé·e ellui-même : « puisque cette personne marginalisée a atteint ce statut, il est possible pour toustes les marginalisé·es de l’atteindre (c’est donc un manquement personnel de ne pas y arriver) ». Je referme la parenthèse.
On peut s’accorder sur l’importance d’une telle maison d’édition dans le paysage français, que ce soit à sa création comme aujourd’hui. On peut féliciter les nombreuses avancées qu’a permis son approche résolument féministe et saluer la richesse de son catalogue. Il existe aujourd’hui, heureusement, d’autres maisons d’édition féministes, comme par exemple Blackjack ou iXe. On trouve aussi d’importantes collections féministes chez Cambourakis, Zones ou Amsterdam. J’ai choisi de parler des éditions des femmes pour son ancrage historique et sa longévité remarquable.
Fonder une maison d’édition qui puisse être reconnue comme légitime aux yeux à la fois du monde éditorial et du monde militant, c’est pour le moins compliqué, si ce n’est impossible. J’ai parlé plus haut du biais patriarcal structurel de l’édition. Vous voyez les critiques que l’on fait au féminisme encore en 2020 ? Il n’est pas difficile d’imaginer celles qui ont été faites à la création d’une maison d’édition consacrée aux femmes dans les années 70.
À l’autre bout de la ligne, côté militantisme, la maison et sa fondatrice désormais éponyme soulèvent des critiques depuis sa création. Elles ont d’ailleurs bien failli avoir raison de son existence. On en a parlé plus tôt : le MLF regroupe de nombreuses tendances féministes parfois bien différentes. À l’origine, Fouque et son groupe Psychépol se revendiquent antiféministes.
Pour elle, se battre pour l’égalité avec les hommes, c’est faire le jeu du patriarcat, au sens où l’on chercherait juste à atteindre une meilleure place en son sein au lieu de s’en extraire. Avec Psychépol, Fouque développe une pensée différentialiste, c’est-à-dire qu’elle considère les deux sexes sociaux comme naturellement différents, différents par essence. Elle insiste sur l’importance de développer une science qui a pour objet la nature des femmes, elle la baptise « féminologie ». Beaucoup de ses contemporaines, genre Monique Wittig, sont totalement opposées à toute forme d’essentialisation du sexe et d’assignation à la binarité (c’est aussi mon cas, d’ailleurs). Cette opposition politique existe depuis les débuts du mouvement, et elle n’est probablement pas étrangère aux conflits qui vont finir par éclater ouvertement.
Ma source principale pour cet épisode, c’est un article de l’historienne Bibia Pavard qui traite des premières années de la maison d’édition. Il est consultable en ligne sur le site des Archives du féminisme. J’en profite pour vous recommander ce site, parce que c’est une ressource incroyable. Dans cet article, Pavard écrit :
La sociétaire en question s’appelle Sylvina Boissonnas. Avant les éditions des femmes, elle a été mécène de plusieurs réalisateurs de l’underground des années 60. C’est important de se rappeler qu’une telle entreprise, ça coûte de l’argent. Bon. J’imagine que, tant qu’à avoir une fortune familiale importante, autant la mettre au service d’une maison d’édition féministe plutôt que d’acheter des puits de pétrole. Mais tout le monde n’a pas la chance d’impressionner de riches héritières. C’est quand même intéressant de noter que le fond était donc entièrement privé. En tout cas, ce budget conséquent permet de lancer puis d’installer rapidement et efficacement le projet. En 1979, soit cinq ans seulement après le lancement, le catalogue compte déjà 150 titres. Cependant, dès 1976, des polémiques apparaissent. Elles concernent la façon de travailler de l’entreprise. La maison traversera plusieurs procès, contre elle et par elle, et même l’occupation de ses locaux par d’autres militantes du MLF.
Moi, je ne suis pas la police du féminisme. Je n’ai aucune légitimité à décider qui sont les « vraies féministes » comme si je distribuais des bons points. D’ailleurs c’est jamais le but. Tout le projet de ce mémoire, c’est de m’appuyer sur ces exemples pour questionner mon propre rapport au militantisme dans la pratique éditoriale. Dans quelle mesure se revendique-t-on du féminisme quand l’on impose des conditions de travail contestables à ses employées, qui se trouvent être toutes des femmes ? Immédiatement, cela amène pour moi une autre question : peut-on être une entreprise et être féministe ?
La critique peut s’étendre à la place même d’Antoinette Fouque. De nombreuses membres du MLF ont regardé avec horreur, il faut le dire, le dépôt de la marque MLF par le groupe Psychépol en 1979. Bibia Pavard commente :
Dans ma tête, cela fait assez ironiquement écho à une blague féministe devenue expression : le Féminisme™, féminisme de marque déposé, blanc, hétéro, cis, valide, aisé, peu menaçant finalement pour le capitalisme et le patriarcat.
En 2008, Fouque invite le tout-Paris à fêter avec elle « la naissance du MLF », que d’autres datent en fait deux ans plus tard ; elle s’en présente du même coup comme la fondatrice. En réaction, une tribune collective publiée dans Libération souligne l’absurdité de dater et d’attribuer une quelconque fondation à un mouvement social ; par définition, un mouvement, c’est mouvant. Il n’est alors pas très étonnant de trouver à l’encontre de Fouque des critiques qui la présentent comme un despote, voire la targuent de sectarisme. Et je dois dire que l’ajout du nom de la fondatrice au nom de la maison d’édition, qui s’appelle donc désormais « des femmes – Antoinette Fouque », leur donne difficilement tort.
Dans son essai « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grand artiste femme ? », l’historienne de l’art étasunienne Linda Nochlin critique le concept de grand artiste. Elle présente l’idée même du génie créatif comme une construction patriarcale. À l’origine, l’anonymat et la répartition du capital entre la vingtaine de sociétaires des éditions allait dans le sens d’une dynamique miliante de groupe plutôt que d’individu·es. Elles étaient un « nous » plutôt qu’un amas de « je ». Il me semble dommage, quoiqu’éclairant, de ne pouvoir éviter ces écueils, dans un projet qui est pourtant né au sein même d’un mouvement décentralisé, déhiérarchisé et multiple.
Pour achever d’enfoncer le clou de la désillusion, on peut remarquer que ses 47 ans d’existence n’ont pas donné aux éditions des femmes la notoriété qu’on pourrait attendre.
Peut-être que les éditions des femmes n’ont jamais eu à cœur d’être profondément égalitaires jusque dans leur fonctionnement. Peut-être suis-je trop idéaliste, quand je projette une édition queerféministe au sens le plus révolutionnaire du terme. Je n’appelle aucunement à l’illusion de la pureté militante, ni ne veux effacer d’un revers de ma jeune main les avancées et le travail considérable mené par ces éditions, cette tendance, ce mouvement et les autres. Mais je n’ai pas encore l’âge ni l’expérience de rejeter mes idéaux. Alors je continue mon exploration.